Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu.
Alexis de Tocqueville (1848). De la Démocratie en Amérique. Tome troisième. Chapitre VIII.
Je ne crois pas, à tout prendre, qu’il y ait plus d’égoïsme parmi nous qu’en Amérique; la seule différence, c’est que là il est éclairé et qu’ici il ne l’est point.
…
L’intérêt [eigenbelang] bien entendu est une doctrine peu haute, mais claire et sûre. Elle ne cherche pas à atteindre de grands objets; mais elle atteint sans trop d’efforts, tous ceux auxquels elle vise. Comme elle est à la portée de toutes les intelligences, chacun la saisit aisément et la retient sans peine. …
La doctrine de l’intérêt bien entendu ne produit pas de grands dévouements; mais elle suggère chaque jour de petits sacrifices; à elle seule, elle ne saurait faire un homme vertueux, mais elle forme une multitude de citoyens, réglés, tempérants, modérés, prévoyants, maîtres d’eux-mêmes; et, si elle ne conduit pas directement à la vertu, par la volonté, elle en rapproche insensiblement par les habitudes.
Si la doctrine de l’intérêt bien entendu venait à dominer entièrement le monde moral, les vertus extraordinaires seraient sans doute plus rares. Mais je pense aussi qu’alors les grossières dépravations seraient moins communes. La doctrine de l’intérêt bien entendu empêche peut-être quelques hommes de monter fort au-dessus du niveau ordinaire de l’humanité; mais un grand nombre d’autres qui tombaient au-dessous la rencontrent et s’y retiennent. Considérez quelques individus, elle les abaisse. Envisagez l’espèce, elle l’élève.